Les Argonautes : Résumé
“Est-ce que vous voulez avoir raison ou est-ce que vous voulez entrer en relation ? demandent tous les thérapeutes de couples.”
Les Argonautes pose la question de l’identité (de soi et du genre) par rapport à l’expérience de la transformation du corps. Qu’est-ce qui change, qu’est-ce qui reste, après une transition radicale ?
La métaphore qui est filée tout au long du livre est celle de l’Argo. L’Argo, inspiré de la mythologie grecque, c’est le bateau à bord duquel ont navigué Jason et les Argonautes en quête de la Toison d’or. Ils naviguent pendant des années, au point qu’il a fallu, durant le voyage, remplacer chaque pièce de l’Argo au gré des avaries. Toutes les pièces de l’Argo ont donc été changées, et l’Argo s’appelle toujours l’Argo, mais qu’ont en commun l’Argo du départ et l’Argo de l’arrivée, à part le nom ?
“Je pense que tu sublimes la maturité des adultes.”
Ici, en guise d’Argo, Maggie Nelson nous propose deux cobayes de choix : elle-même durant sa grossesse, et Harry, qui partage sa vie, et prend au même moment un traitement à la testostérone.
“L’une des choses les plus irritantes à propos du refrain rebattu sur les “mariages entre conjoints de même sexe” est que je connais peu de queers – sinon aucun – qui conçoivent leur désir comme ayant la caractéristique principale d’être destiné “au même sexe”.”
Est défini comme queer ce qui est étrange. Se définit comme queer quiconque souhaite affirmer une identité sexuée alternative, hors de la polarisation masculin-féminin. Le paradoxe, avec Harry, ce n’est pas l’identité qu’il revendique, c’est le fait de vouloir changer d’apparence, de vouloir être perçu comme un homme de l’extérieur, tout en se revendiquant queer. Le fait est que cette transformation physique lui apporte “une bonne dose de paix”.
“S’il y a une chose que l’hétéronormativité révèle, c’est le fait inquiétant que tu peux être persécuté et pas du tout radical ; ça arrive très souvent parmi les homosexuels comme dans toutes les autres minorités opprimées.
Ce n’est pas une dévaluation du queer. C’est un mémo : si nous voulons faire davantage que nous creuser péniblement une place dans des structures répressives, nous avons du pain sur la planche.”
La femme enceinte, c’est un peu l’opposé du queer. Certes, c’est une expérience de transformation physique qui bouleverse la notion d’identité, mais c’est la transformation la plus acceptée qui soit par la société. Maggie Nelson explore cette question de manière très personnelle, elle raconte le processus qu’elle est en train de vivre et ce paradoxe qui s’impose à elle : comment continuer à penser la marge lorsqu’on se trouve soudain au centre de l’idéologie patriarcale en tant que matrice féconde ?
“Pendant toutes les années où je ne voulais pas être enceinte – les années que j’ai passées à railler sévèrement “les éleveurs” -, je considérais secrètement qu’il y avait de la suffisance dans les plaintes des femmes enceintes. Elles étaient là, trônant tout en haut du gâteau de la culture, à récolter les lauriers en faisant exactement ce que les femmes sont censées faire, mais en même temps elles se sentaient discriminées et croyaient manquer de soutien. Laissez-moi rire ! Puis, quand j’ai voulu être enceinte sans y parvenir, je pensais plutôt que les femmes enceintes avaient le gâteau que je voulais, et qu’elles se permettaient quand même de critiquer la saveur du glaçage.”
Harry et Maggie incarnent deux transformations radicales. A terme, ils sont méconnaissables en apparence. Et pourtant les deux personnes se reconnaissent encore, s’aiment toujours. Il n’y aurait donc pas que le prénom de ces deux Argonautes qui demeure ?
Mon avis sur Les Argonautes
Les Argonautes, paru aux éditions du Sous-sol et traduit par Jean-Michel Théroux, en effarouchera plus d’un.e. Oubliez le politiquement correct, ça n’existe plus, préférez-lui la logique, l’humour et l’émotion. Ce n’est pas de la provoc’ : une écriture aussi sincère n’est pas produite pour heurter les bienpensants, mais elle effarouche, elle m’a effarouché plus d’une fois, je n’étais pas prêt.
“De nombreuses femmes déclarent qu’avoir un bébé qui sort du vagin c’est comme chier plus abondamment qu’on ne le fait de toute sa vie. Ce n’est pas vraiment une métaphore.”
Les Argonautes de Maggie Nelson, il faut le lire pour le croire. C’est un texte hybride, à la fois un essai, un poème, une histoire d’amour, une initiation à l’altérité. Ce livre mosaïque aborde des sujets dont je pensais jusque là qu’ils ne me concernaient en rien, moi le mâle hétérosexuel, hétéronormé. Pourtant, au fil des pages, un gouffre s’est révélé entre mes jambes. Plus ma lecture avançait, plus je voyais émerger une réalité qui ne m’avait jamais effleuré, une réalité où le phallus est un accessoire parmi d’autres. Autant vous le dire, j’ai été déniaisé.
Le tour de force de Maggie Nelson dans Les Argonautes, c’est qu’elle parvient, grâce à un cheminement complexe mais agréable, à faire adopter au lecteur un point de vue radical. Elle arrive à nous communiquer ce que ça fait d’être et de se sentir queer ou enceinte.
Ce livre permet d’appréhender une subjectivité qui peut d’abord paraître étrange mais finit par être familière, c’est ce qui rend la littérature du réel si passionnante.
Extrait de « Les Argonautes »
L’incipit parle de lui-même. En deux paragraphes, tout est dit. Mais il faut bien les deux cents pages suivantes pour en saisir la portée. Accrochez-vous.
“Octobre , 2007. Les vents de Santa Ana dénudent les eucalyptus, leur écorce flotte en longues bandes blanches. Avec une amie, nous avons bravé la tempête pour manger dehors, elle propose que je me tatoue les lettres DANS TES RÊVES sur les jointures, pour évoquer les possibilités qu’offrent mes doigts repliés. Au lieu de ça, les mots Je t’aime me viennent comme une incantation la première fois que tu m’encules, ma face écrasée contre le sol en ciment de ton appart humide et charmant. Tu gardais Molloy près de ton lit et, dans une douche sombre et inutilisée, un paquet de pénis. Que demander de mieux ? Tu as demandé : Pour que tu prennes du plaisir, ça marche comment ? et tu es resté pas trop loin, en attendant la réponse.
Avant notre rencontre, j’avais consacré ma vie à l’idée de Wittgenstein selon laquelle l’inexpressible est contenu – d’une manière inexpressible ! – dans l’exprimé. Cette idée se voit accorder moins d’écho que le plus déférent Ce dont on ne peut parler, il faut le taire, mais c’est, je crois, une idée plus profonde. Le paradoxe qu’elle désigne représente littéralement ce pourquoi j’écris, ou ce pourquoi je me sens capable de continuer à écrire.”