« Jamais personne ne t’aimera avec un abandon aussi absolu »
Vendredi Mai 1899.
Lili aimée.
Hier, j’ai passé une journée plutôt fâcheuse… ta visite du matin en me rendant si heureux m’avait laissé très troublé et naturellement j’étais tout à fait préparé à trouver la vie insupportable… Ça n’a pas manqué et j’ai été parfaitement désagréable avec les gens qui ont eu le bonheur de me rencontrer. Je prononçais ton nom que j’aime tant et j’ai successivement appelé, Lili, un conducteur de tramway et mon ami le plus intime. C’est assurément comme ça, que commencent les grandes passions, je puis dire que la mienne a eu la rapidité d’un incendie, (il faut dire que pour une fois la maison ne demandait qu’à brûler !…) j’ai la continuelle vision de ta bouche et mon corps me fait mal, tant il est torturé par le désir fou d’étreindre ton corps, j’ai faim et soif de toi à l’exclusion de toute espèce d’autres choses.
Vois-tu, Lili jolie, tu pourras peut-être trouver des lèvres plus rouges que les miennes, tu pourras être étreinte par des bras plus agiles que les miens et sentir contre ton sang un sang plus tiède, mais cela n’est rien, et jamais personne ne t’aimera avec un abandon aussi absolu. Je n’entraverai jamais ta liberté, mais je voudrais te plaire toujours, être celui chez lequel tu mettrais ton désir d’être heureuse. Tu me diras que c’est beaucoup, mais là-dessus tu peux me demander ce que tu veux, j’ai d’immenses réserves à ton service.
Encore une journée et puis demain !… Maintenant j’ai la peur maladive que quelque chose t’enlève à moi…
Tous mes baisers.
Claude
Je serais à 7h1/2 rue Scribe comme d’habitude, je t’envoie un morceau de dentelle qui j’espère te plaira, et j’ose dire qu’il aura une sacrée veine de fréquenter ta peau.
Source : Claude Debussy, Correspondance (1872-1918), Ed. Gallimard, 2005