Aujourd’hui, j’ai tendance à me dire que l’habitude prend à l’amour ce que le temps a pris à mon père : le bonheur. On en est arrivés à ne partager que disputes, injures et indifférence totale. Hurler, c’est tout ce que je sais faire et lui, il fuit. Il sait très bien fuir. Il est né pour fuir, fuir tous les obstacles, quels qu’ils soient. Un lien invisible nous a toujours raccroché l’un à l’autre chaque fois que l’on envisageait la rupture. Une peur, un léger morceau d’espoir écorché par l’habitude, une broche d’amour accrochée au cœur. C’était peut-être ça l’amour ; des verres brisés et des œufs éclatés contre les murs blancs.
Je crois que nous n’avons jamais été en adéquation, en harmonie. Lilia et Antoine, ça sonnait mal. Je n’ai jamais rien supporté chez lui finalement. J’ai toujours été effrayée par son mutisme. Il m’angoissait lorsqu’il ne répondait que parcimonieusement aux questions que je lui adressais. La moindre émotion amoureuse, de bonheur ou d’ennui me met en larmes. Je pleure souvent, très souvent. Abondamment. Je crois que ceci est une disposition propre au type amoureux que de se laisser aller à pleurer. Lui ne pleurait jamais. En même temps que je me demandais obsessionnellement pour quelle raison je n’étais pas aimée par celui que mon cœur avait choisi, je vivais dans la croyance qu’il m’aimait, mais qu’il ne me l’avouait pas. Ou plus. Espoir futile et destructeur. Puis la question a bifurqué. Ce n’était plus « pourquoi ne m’aimes-tu pas » mais plutôt « pourquoi m’aimes-tu si peu ? ». Mais qu’est-ce que cela pouvait bien signifier « si peu » ?
- Je te hais. Tu comprends ça ? Je te hais ! J’aimerais que tu crèves, que tu souffres comme tu m’as fait souffrir. Je voudrais que tu n’existes pas, que tu n’aies jamais existé. Oublier ton poison.
Je t’aime, je t’aime si fort que je te hais, je te hais parce que dans tes yeux, je vois bien que tu t’en fous. J’voudrais que ton amour ressuscite, j’voudrais que tu t’énerves, que tu cries, comme quand on s’aimait et qu’on faisait l’amour comme des fous après s’être engueulés pour des conneries. Si tu savais comme tu me brises. Mais ça, je ne peux pas te le dire. T’as raison, on se faisait chier ensemble, tu préfères ta vie pourrie et t’en n’as rien à foutre de tenir la mienne entre tes doigts. Vas-y, broie-moi, je n’ai plus de raison d’être.
Il continuait de regarder la télévision, faisant signe de la main de me taire. Et j’étais atterrée. Obnubilé, la bouche béante et les yeux écarquillés comme un enfant devant un dessin animé à huit heures du matin, Antoine regardait cette émission où un super héros agent immobilier vient retaper toute la maison de la famille Beauf. Et la famille de s’extasier: « c’est dingue, c’est absolument ce dont nous avons toujours rêvé » (En réalité ils disent : « c’est dingue, c’est trop ce que nous avons toujours rêvé »). Sont-ils aveugles ? Ne remarquent-ils pas que tout le monde a les mêmes goûts ? Mélange sophistiqué d’ancien et de design avec une touche d’épuration au niveau du salon pour garder un aspect reposant du lieu sacré où l’on regarde les saintes émissions des groupes M6 et TF1. Les gens doivent être idiots, idiots de ne pas se rendre compte qu’il y a des choses qui mettent tout le monde d’accord. On désire tous les mêmes vies finalement.
Je regardai Antoine une dernière fois, espérant au fond de moi qu’il réagisse. Ce qu’il ne fit pas. Je dessinais son visage avec mes yeux. J’avais envie de revenir en arrière, de rembobiner la scène pour n’avoir jamais prononcé cette phrase qui annonçait la fin. « Je m’en vais ». C’est con de dire ça. On ne dit pas « je m’en vais », on se barre un point c’est tout. Le dire, c’est vouloir rester. Personne n’aime les fins, pourquoi y a-t-il des fins d’ailleurs? Parce que les suites c’est toujours moins bien au cinéma, c’est ça? J’aurais voulu une suite, même une suite ratée. Juste une suite, pour ne pas avoir à endurer l’échec du mot « fin ».
J’ai toujours aimé Antoine autant que je l’ai détesté. Je me rends compte que l’écho des souvenirs tendres et idylliques est bien plus cruel à endurer que celui du miroir de ses humiliations. Avant de partir, je me rappelai cette phrase lue quelque part « il n’y a rien de plus brutale qu’une rupture qui se finit en douceur ». La nôtre était mitigée. Lui était calme, moi j’étais folle.
J’ai claqué sa porte. C’était fini.