Il y avait un temps où mes relations avec le sexe opposé n’étaient pas les mêmes. Il était un temps où je n’avais aucune idée de ce qui était une vraie relation de couple ou même l’amour même. Je préférais la passion, je ne jurais que par la passion, les sentiments les plus exacerbés, nourris à l’idée de violents sacrifices pour combler les besoins du cœur. Je n’étais pas du genre à tomber amoureuse du beau garçon du collège, peut-être parce qu’il me paraissait toujours un peu ridicule quand il faisait un long trajet à pieds entre le collège et le parking du supermarché seulement pour que les autres ne voient pas que sa mère venait le chercher. Ou était-ce seulement par goût pour l’anticonformisme, par refus de tomber dans le même piège que les autres filles, que je ne m’intéressais pas à ce garçon ?
J’avais une très haute définition de l’homme parfait, tellement parfait qu’il ne pouvait être réel, en quelque sorte. C’était une belle image sur papier glacé, des mots rapportés dans une interview, une voix dans une chanson. J’étais amoureuse d’une star et je ne comprenais que l’on puisse s’intéresser à un homme comme mon père pour ma mère, comme mon prof de maths pour sa femme. Ils avaient le crâne un peu dégarni, des chemises un peu ringardes, ils étaient à des lieux de mon beau et charismatique chanteur à l’immense talent. Pourquoi épouser un homme qui ne pourra leur offrir que de brefs « je t’aime » tout bêtes, tout simples lorsqu’un autre pouvait vous écrire des poèmes ? Pourquoi épouser un homme d’une banalité affligeante alors qu’un autre pouvait ne vous faire voyager que par la contemplation de son visage parfait, de son profil de statue ? Pourquoi épouser un homme comme mon père ou mon prof de maths ou bien le voisin, ou encore même Kévin de 3èmeC lorsque des dieux vivants existaient ?
J’en étais arrivée à la conclusion que si ma mère avait épousé mon père c’était sans doute parce qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de séduire un de ces dieux vivants qui peuplaient les pages de mes magazines et envahissaient régulièrement notre petit écran. Ce n’était qu’un lot de consolation pour celle qui n’avait pas réussi à atteindre son rêve. Je me refusais à cette solution, je ne me laisserais pas séduire par un lot de consolation, je voulais atteindre un de ces anges télévisuels, une de ces étoiles qui brillaient un peu plus fort que les autres. J’étais persuadée de son bon caractère, je ne croyais qu’en sa bonne foi.
Et mon chanteur ne m’a finalement jamais déçu. Mais nous ne sommes jamais rencontrés ou mariés pour autant. Il avait beau être beau et écrire de superbes paroles, il resterait un inconnu. J’avais appris à ne pas le regretter en comprenant qu’aucun être humain, aucun homme n’avait plus de valeur qu’un autre. Sa perfection n’était qu’apparente et la jolie actrice qu’il avait fini par épouser devait très certainement supporter sa mauvaise humeur le matin, sa paresse lorsqu’il s’agissait de faire une tâche ménagère ou sa désagréable habitude de charmer toutes les jeunes femmes qu’il croisait… Mon beau chanteur n’était ni meilleur ni pire qu’un autre dans le rôle du partenaire, il n’était tout simplement pas fait pour moi. Il fut remplacé, à mon entrée au lycée, par Clément, un garçon qui me paraissait à son tour avant que notre fabuleuse histoire se termine en queue de poisson : je m’étais fait beaucoup trop d’illusions à son sujet.
C’est à la fac que j’ai rencontré Lucas, un type banal, à vrai dire. Comme moi, comme mon chanteur préféré et comme toute personne saine d’esprit. Nous nous sommes rapprochés, nous avons commencé à sortir ensemble et j’ai fini par l’épouser. Aujourd’hui, Lucas, devenu prof d’histoire géo au collège a le front un peu dégarni et porte systématiquement des chemises un peu ringardes – bien que je les déteste toujours autant. Nous avons une petite fille et nous sommes très bien dans notre petit pavillon de banlieue. Nous allons quelque fois dîner chez des amis, ce ne sont pas les fêtes mondaines auxquelles je rêvais d’assister, au bras de mon idole mais c’est bien plus conviviale et j’y ai trouvé ma place. J’écoute encore les nouveaux titres de mon grand chanteur, j’apprécie toujours son talent, je trouve toujours son sourire aussi charment et ses paroles délicates mais je sais que ce n’est qu’une image, que le reflet professionnel et artistique d’une personne. Lucas est piètre poète mais j’ai trouvé dans son grand cœur, sous ses chemises ringardes, bien plus que ce que n’importe quel grand chanteur aurait pu m’apporter.