Joë Bousquet (1897-1950) poète et écrivain français blessé durant la Grande Guerre,, restera paralysé et commencera des relations épistolaires avec les femmes qui ont traversé et retraversé sa vie.
Carcassonne, 1927
Il serait beau qu’un amour léger, changeant, couleur de thé, un amour éphémère et fou comme le tien, fût le dernier éclat de ma vie et j’aimerais reconnaître en lui le voile où se déroberait à mes yeux la face attendue de ma mort. Car tu sais bien qu’on meurt, ma chérie, que de tant d’amour, et de toutes ces larmes, il ne reste rien, pas même un souvenir. J’aspire à cet oubli comme à la plus belle récompense. Dans mon nuage de fumée, abruti comme je le suis à cette heure avancée, après tant d’émotions, je te dis dans le plus sincère élan de gratitude et de foi : Que tu es vivante, vivante ; agile comme la flamme. Mieux que les autres tu sais aimer.Mieux que toutes tu sais oublier. Tu es celle qui pleure très fort, pas longtemps. Il parait que je suis paralysé. Je crois que les médecins se trompent. La mort, me semble-t-il, qui m’enlaçait déjà s’est endormie dans mes membres, et si je ris un peu trop haut, je la réveillerai peut-être. Ma chérie, chère petite sœur (n’éveillons pas tes prénoms), tu ne me diras malheureusement pas d’où vient ce découragement qui me gâte nos meilleurs souvenirs. Je vais partir ; ton être exquis a fait lever dans mon âme quelque chose d’immense, un rêve insensé qui ne sait où se poser ; car sa candeur lui représente qu’il est dangereux, qu’il est peut-être terrible de s’aventurer sur ta vie… Je serai parti quand tu liras cette lettre… Tu vas être seule, c’est-à-dire que tu vas retrouver la foule des hommes. Je voudrais te faire une prière. N’abuse pas de ton pouvoir de me faire souffrir.
Je t’aime
Joë
Joë Bousquet
un amour couleur d’été
Gallimard 1993