Lors d’un premier voyage de Simone de Beauvoir aux États-Unis, elle rencontre le romancier Nelson Algren. Elle partage pourtant la vie de Sartre depuis 18 ans. Nelson devient son amant. Elle entretiendra une correspondance durant 17 ans et ne le verra uniquement 3 fois. Simone portera jusque dans la tombe un anneau offert par Nelson qui rendra si jaloux Sartre.
1948
Mon précieux bien-aimé de Chicago, je pense à vous de Paris. Paris où vous me manquez. J’ai fait un voyage de retour extraordinaire : comme nous volions vers l’est, la nuit a été escamotée. À Terre-Neuve le soleil a fait semblant de se coucher, mais cinq heures plus tard il se levait sur Shannon au-dessus d’un tendre paysage vert irlandais. Tout était si beau et j’avais tant à méditer que j’ai à peine dormi. À 10 heures du matin j’étais en plein Paris. J’espérais que son charme m’aiderait à surmonter ma tristesse, ça n’a pas été le cas. D’abord la ville est sans charme aujourd’hui, grise et nuageuse, c’est dimanche, les rues sont vides, tout a l’air terne, sombre et mort. Sans doute est-ce mon cœur qui est mort à Paris, il est resté à New York, à ce carrefour de Broadway où nous nous sommes dit au revoir, dans mon chez-moi de Chicago, à ma vraie et chaude place contre votre cœur aimant. Dans deux ou trois jours je suppose que ça changera, je me sentirai à nouveau concernée par e vie française, par mon travail, par mes amis. Aujourd’hui je en souhaite pas même m’intéresser à tous ça, je suis paresseuse et fatiguée et seuls les souvenirs me plaisent. Mon bien-aimé, je ne sais pas pourquoi j’ai attendu aussi longtemps pour vous dire que je vous aimais. Je voulais être sûre, ne pas dire de mots faciles et vides. Il me semble maintenant que dès le début c’était de l’amour. En tout cas ça y est, c’est de l’amour, et mon cœur souffre. Je suis heureuse d’être si malheureuse parce que je sais que vous l’êtes aussi, et qu’il est doux de partager cette tristesse-là. Avec vous le plaisir a été de l’amour ; à présent la douleur aussi est de l’amour, il nous faudra affronter tous les visages de l’amour. La joie des retrouvailles, nous la connaîtrons, je le veux, j’en ai besoin, je l’aurai. Attendez-moi, je vous attends. Je vous aime plus encore que je ne l’ai dit, plus peut-être que vous ne le savez. J’écrirai très souvent ; faites de même. Je suis votre femme pour toujours.
Votre Simone
Source :
Simone de Beauvoir
Lettres à Nelson Algren,
Gallimard, « Folio3, 1997
Cette femme était d’une beauté d’âme sans pareille… Je vous recommande « L’Amérique au jour le jour » de cette auteure incroyable.