Lettre de Benjamin Constant à Anna Lindsay :
Extrait de la correspondance de Benjamin Constant et d’Anna Lindsay. Publiée par la Baronne Constant de Rebecque.
Paris, ce 29 novembre 1800
Je vous verrai demain, mais je veux vous écrire. Je veux arrêter ces moments fugitifs qui se termineront par ma perte. Je veux que cette nuit nous soit consacrée. Dans quelques heures, je vous reverrai, mais en public, mais observée. Je n’avais pas tort ce soir, quel qu’ait pu être le sens des fatales paroles que vous avez prononcées, où vous faisiez allusion à une idée qui m’est en horreur, qui glace mon sang, qui me jette dans le désespoir et sur laquelle rien ne me rassure, où vous disiez du moins qu’aussitôt qu’il serait de retour, vous sacrifierez ces soirées, ma seule consolation, le dernier plaisir de ma vie. Je vous l’ai toujours dit, que ce sentiment faible, incomplet, interrompu, qui vous entraîne quelquefois vers moi, ne tiendrait pas un instant contre celui dont l’empire est fondé sur l’habitude, et dont vous reconnaissez, dont vous subissez encore les droits. Je ne me suis jamais flatté, même dans dans ces heures si rapides et si rares, lorsque je vous tenais dans mes bras et que je goûtais sur vos lèvres un bonheur imparfait et disputé. Alors même je prévoyais mon sort. Mais entraîné par une irrésistible puissance, j’ai marché vers ma perte avec les yeux ouverts.
Je vous aime comme un insensé ; comme ni mon âge, ni une longue habitude de la vie, ni mon cœur, froissé depuis longtemps par la douleur et fermé depuis à toute émotion profonde, ne devraient me permettre encore d’aimer. Je vous écris d’une main tremblante, respirant à peine et le front couvert de sueur. Vous avez saisi, enlacé, dévoré mon existence : vous êtes l’unique pensée, l’unique sensation, l’unique souffle qui m’anime encore. Je ne veux point vous effrayer. Je ne veux point employer ces menaces trop profanées par tant d’autres. Je ne sais ce que je deviendrai. Peut-être me consumerai-je, sans violences, de douleur sourde et de désespoir concentré. Je regretterai la vie parce que je regretterai votre pensée, les traits que je me retrace, le front, les yeux, le sourire que je vois.
Je suis bien aise de vous avoir connue. Je suis heureux d’avoir, à n’importe quel prix, rencontré une femme telle que je l’avais imaginée, telle que j’avais renoncé à la trouver, et sans laquelle j’errais dans ce vaste monde, solitaire, découragé, trompant sans le vouloir des êtres crédules, et m’étourdissant avec effort.
Je vous aimerai toujours. Jamais aucune autre pensée ne m’occupera. Que ne rencontrerai-je pas en vous ? Force, dignité, fierté sublime, beauté céleste, esprit éclatant et généreux, amour peut-être, amour qui eût été tel que le mien, abandonné, dévorant, ardent, immense ! Que ne vous ai-je connue plus tôt ? J’aurais vu se réaliser toutes les illusions de ma jeunesse, tous les désirs d’une âme aimante et orgueilleuse de vous, et à cause de vous d’elle-même. Seul j’étais fait pour vous. Seul je pouvais concevoir et partager cette généreuse et impétueuse nature, vierge de toute bassesse et de tout égoïsme. Alors vous n’auriez pas dû sacrifier sans cesse la moitié de vos sentiments, et les plus nobles de vos impulsions. Un poids éternel de médiocrité tracassière et de considérations mesquines n’eût pas étouffé votre vie. J’eusse été fort de votre force, et défenseur heureux de l’être le plus pur et le plus adorable qui soit sur la terre.
Lirez-vous cette lettre ? Donnerez-vous une minute à ces rêves sur le passé ? Vous repoussez l’avenir. N’importe, je vous remercie d’être une créature angélique. Vous m’avez rendu le sentiment de ma dignité, vous m’avez expliqué l’énigme de mon existence. Je vois qu’il ne m’a pas manqué sur la terre que de vous avoir plus tôt connue, et que je n’aurai pas existé en vain.
Adieu, je suis malheureux profondément… Je m’exalte ou je retombe. Je me berce de chimères et la réalité m’oppresse. Il est cinq heures : dans six heures, je vous verrai et je vais penser à vous le reste de cette nuit. Il est impossible que vous pussiez ne point venir. Si je vous ai fait de la peine en vous quittant, pardonnez-moi. Je vous aime avec tant de délire ! Je voudrais seul porter toutes les douleurs qui peuvent atteindre votre vie. Je voudrais prendre toutes vos peines et vous léguer tous mes jours heureux, si je pouvais en espérer. Vous viendrez sûrement ? Ne pas venir serait affreux.