Sorti en février 2017, le film « Noces » est un drame réalisé par Stephan Streker. Inspiré d’un fait divers bruxellois, le film se penche sur la vie de Zahira : jeune fille Belge d’origine pakistanaise, obligée de contracter un mariage arrangé. Tiraillée entre son désir d’émancipation et le poids des traditions, entre son mode de vie occidental et sa culture pakistanaise, Zahira fait figure d’héroïne cornélienne, sous l’emprise inexorable de l’implacable Fatalité. L’histoire se déroule en Belgique, à notre époque contemporaine et rappelle que la place des femmes demeure un combat d’actualité. Il montre aussi que le conservatisme de certaines traditions, engendre encore de sinistres drames. Engagé sans être militant, neutre mais d’une force viscérale, « Noces » est un film lucide, poignant et indispensable.
Bande annonce :
La distance bienveillante, le regard empathique du réalisateur, fondent le récit. Nul n’est jugé, tous ont une voix. Chaque personnage est entendu et même, compris. Mené avec justesse et intelligence, pertinence et subtilité, le film ne tombe jamais dans les pièges d’un manichéisme simpliste. Il évite les naïves oppositions binaires entre persécuteurs et persécutés. Le propos est nuancé : il n’y a pas de victimes ou de bourreaux. Il n’y a que des êtres humains, animés du désir de faire le bien, de contenter chacun. Comme dit le proverbe, l’Enfer est pavé de bonnes intentions. Si aucun personnage n’endosse le rôle de tortionnaire, le cinéaste dépeint pourtant, brillamment, le martyr de Zahira. Son irrévocable drame fait écho à la tragédie grecque. Une force organique, mêlée d’une dévastatrice sensibilité, émane de ce personnage bouleversant, incarné par Lina El Arabi. Lumineuse, elle crève l’écran.
En ne pointant personne du doigt, Streker réussit tout de même à dénoncer les diktats liberticides d’une famille, empêtrée dans le conservatisme de ses traditions et prisonnière du regard de sa communauté. Le réalisateur souligne ainsi l’importance de l’honneur familial et montre comment le respect et l’amour des siens, peuvent s’avérer étouffants, voire destructeurs. En effet, Zahira entretient des relations harmonieuses avec chaque membre de sa famille ; notamment avec son grand frère Amir, guide protecteur et merveilleux confident (personnage déroutant qui s’érige en ange gardien, pourtant hanté par ses propres démons). Ces relations se ternissent, lorsque Zahira contracte une grossesse non-désirée et que ses parents lui demandent d’avorter. Ils lui imposent ensuite le mariage, comme seul moyen d’expiation. Pour éviter que la famille ne soit mise au pilori et rejetée par la communauté pakistanaise, Zahira n’a d’autre choix que d’accepter. Rebelle et avide de liberté, la jeune fille refuse d’épouser un homme qu’elle n’a pas choisi. Zahira étudie, a des amis, sort en boîte, tombe amoureuse… Sa réalité rejoint la nôtre et on s’identifie facilement à elle.
Sagace, Streker dépeint les coutumes pakistanaises, mais aussi le présentisme des outils technologiques. Initialement objets de liberté, d’ouverture sur le monde, ils deviennent outils de manipulation et d’enfermement (échanges avec le potentiel mari via Skype). En outre, le film soulève de multiples interrogations (choc des cultures, questions identitaires, intégration…), et révèle notamment le paradoxe de la religion. Zahira est musulmane et peine à retirer l’embryon de son ventre, qu’elle perçoit comme une âme. Sa sincère spiritualité se dresse en contrepoint, face aux contradictions de ses parents qui la forcent à avorter. Joyeuse et insouciante, Zahira est un joyau insoumis. Sa grâce juvénile et son insoutenable légèreté tranchent avec la gravité de sa situation tragique, dont l’horreur et l’absurdité indignent. En butte au fatalisme du récit, la puissance inébranlable de ce personnage existentialiste, empoigne. Libre et fidèle à elle-même, Zahira paie fort le prix de la liberté.
Par ailleurs, l’esthétique du film regorge de métaphores. La couleur rouge domine, symbole des passions déchaînées (amour, sang…). Un escalier est filmé, de sorte à évoquer une cage : signe de l’enfermement de Zahira, prisonnière des traditions ; celui d’Amir, esclave d’un secret ; celui des parents, prisonniers des apparences. Cet escalier rappelle aussi un dédale, reflétant ainsi le labyrinthe mental dans lequel se perd Zahira. Linguistiquement, l’escalier peut faire référence à l’escalier des gémonies. Dans la Rome impériale, l’Escalier des Gémonies était le lieu où l’on exposait publiquement les corps des suppliciés, avant de les jeter dans le Tibre. Ce jeu de langage, suggéré par un jeu visuel, met en évidence le supplice de Zahira. Tendre guerrière, l’Antigone moderne devient celle qui les voue aux gémonies, alors qu’elle est la victime première de cette tragédie. Finalement, ce n’est pas la tradition qui enferme les personnages, mais bel et bien le regard d’autrui.
Se dessine en filigrane une réflexion sur le fanatisme (passion excessive menant à la violence), et sur les amalgames, confondant religion musulmane et culture des peuples du Moyen-Orient.
Puissance sidérante, beauté sidérale. Aussi éblouissant qu’effroyable, ce film donne des frissons, malgré son éclat adamantin. Glaçant, il vous prend aux entrailles et marque longtemps les esprits.
Maureen Kakou